Cardinal à défaut d’être inviolable, le principe général du droit en vertu duquel toutes les décisions administratives peuvent faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir est en partie mis à mal par cette catégorie de décisions que constituent les mesures d’ordre intérieur (MOI). Pourtant victime de nombreuses inflexions jurisprudentielles, anciennes comme récentes, et qui tendent à réduire leur portée, la notion de MOI résiste et témoigne encore d’une certaine vivacité. C’est ce qu’illustre un arrêt rendu par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, le 4 octobre 2022, et en vertu duquel la décision mettant fin à l’accord de télétravail d’un agent constitue une mesure d'ordre intérieur ne lui faisant pas grief.
Se rangent classiquement derrière la catégorie des mesures d’ordre intérieur (MOI) toutes les décisions relevant du pouvoir discrétionnaire de l’autorité administrative et qui, en raison de leur faible importance, ne sauraient à ce titre faire l’objet d’un recours contentieux, aussi bien directement qu’indirectement (CE, Ass, 6 mai 1966, n° 57452). Autrement dit, alors que seules les décisions exécutoires faisant grief sont susceptibles d’être déférées à la censure du juge administratif, ce dernier considère que les MOI ne produisent pas d’effets juridiques suffisants à l’égard de leurs destinataires pour donner matière à jugement en tant qu’elles ne seraient finalement que la manifestation de l’organisation intérieure des services publics.
Mais le périmètre des mesures d’ordre intérieur n’a de cesse de diminuer, au profit d’une plus grande justiciabilité, et sous l’impulsion d’un juge administratif davantage guidé par les impératifs de sécurité juridique que par les exigences du principe de légalité. Cette dynamique jurisprudentielle complexifie largement l’identification de ces mesures d’ordre intérieure qui forment, concrètement, un panel de solutions d’espèce, dégagées à propos de telle ou telle mesure spécifique. Il n’empêche que, dans les rapports entre l’administration et ses agents, il est tout de même possible de déceler de grandes orientations jurisprudentielles, et selon lesquelles, doivent être regardées comme étant des mesures d’ordre intérieur toutes les mesures qui n'affectent « ni les prérogatives, ni les droits statutaires » du fonctionnaire (CE 12 avr. 1995, n° 136914, Hourcade) et qui ne portent atteinte « ni à sa situation pécuniaire, ni à ses perspectives de carrière » (CE 8 mars 1993, n° 112742, Riollot).
Par la suite, le Conseil d’Etat est venu entériner et préciser, par soucis de clarté, ce courant jurisprudentiel à travers un considérant de principe à l’aune duquel doivent être regardées comme étant des mesures d’ordre intérieur pour les fonctionnaires requérants « les mesures qui, tout en modifiant leur affectation ou les tâches qu'ils ont à accomplir, ne portent pas atteinte aux droits et prérogatives qu'ils tiennent de leur statut ou à l'exercice de leurs droits et libertés fondamentaux, ni n'emportent perte de responsabilités ou de rémunération ; que le recours contre de telles mesures, à moins qu'elles ne traduisent une discrimination, est irrecevable » (CE, Sect., 25 septembre 2015, n° 372624).
Ainsi, font grief et sont susceptibles d’être déférées devant le juge de l’excès de pouvoir, par exemple, la perte de la nouvelle bonification indiciaire (NBI), en somme un avantage pécuniaire antérieurement versé, en raison d’un changement d’affectation (CE 4 déc. 2013, n° 359753, Van Gastel), mais également la lettre d'observations versée au dossier d’un fonctionnaire, par ses supérieurs hiérarchiques, reprochant à l'intéressé « un comportement contraire aux règles fondamentales » qu'il était « dans l'obligation de respecter et de faire respecter » et une « méconnaissance totale des devoirs et obligations qui lui incombaient en tant que chef de service » (CE 4 févr. 2011, n° 335098, Mme Vidallier).
A l’inverse, sous réserve des considérations susvisées (1) sont insusceptibles de recours, et constituent des mesures d’ordre intérieur, la décision de changement d'affectation d'un agent n'entrainant aucune modification de sa situation (CE 17 déc. 2008, n° 294362, Département des Ardennes c/ Touchon), ou encore la décision par laquelle le recteur de l'académie de Toulouse a refusé de décharger un professeur de la mission de correction des copies de baccalauréat (CE 12 avr. 1995, n° 136914, Hourcade).
S’inscrit naturellement dans cette continuité jurisprudentielle le jugement n°2101983 en date du 4 octobre 2022, rendu par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, et par l’intermédiaire duquel les juges du fond, en procédant à une application stricte du considérant du Conseil d’Etat, sont une nouvelle fois venus affiner la notion de mesure d’ordre intérieur. Précisément, la décision mettant fin à l’accord de télétravail d’un agent n’est autre qu’une mesure d’ordre intérieur ne lui faisant pas grief, à moins qu’elle ne traduise une discrimination ou une sanction de la part de l’Administration. En sachant que le télétravail constitue une forme d’organisation du travail, il permet à un agent de remplir ses fonctions hors des locaux prévus à cet effet. La mesure mettant fin à un accord de télétravail, au motif de la nécessité d’une plus grande disponibilité de l’agent dans l’intérêt du service et d’une inéquité envers les autres agents, avait pour seul objet de modifier les modalités d'exercice des fonctions de l'agent, sans porter atteinte à son statut et à ses droits et libertés fondamentaux et sans incidence sur ses responsabilités ou sa rémunération.
Si le tribunal administratif a considéré que cette décision mettant fin à l’accord de télétravail était insusceptible de recours en raison de l’absence de caractère discriminatoire et du fait qu’elle trouve sa justification dans le seul intérêt du service, la question se pose de savoir si cette solution d’espèce serait aujourd’hui maintenue à la lumière de la jurisprudence récente du Conseil d’État qui permet désormais le recours contre les mesures d’ordre intérieur dès lors qu’elles s’inscrivent dans un contexte de harcèlement moral. Parce qu’il ne saurait être porté atteinte au « droit du fonctionnaire de ne pas être soumis à un harcèlement moral », la Haute Juridiction invite dorénavant les juges du fond à tenir encore davantage compte du contexte dans lequel s’inscrit la mesure (CE 8 mars 2023, n° 451970).
A ce titre, si le dossier s’y prête, il n’est pas impossible que l’arrêt rendu par le tribunal administratif de Châlons-en-Champagne, sous couvert de harcèlement moral, fasse l’objet d’une infirmation.
De Fannie GOAPPER, étudiante en Droit
et Maître Madeline GANNE
Notes :
(1) Lorsque la mesure ne porte atteinte ni aux droits et prérogatives de l’agent, ni à ses libertés fondamentales, et n’entraine aucune perte de responsabilités ou de rémunération, et enfin, ne traduise aucune discrimination (cf. CE, Sect., 25 septembre 2015, n° 372624).
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